Homélie du P. Boris Bobrinskoy
pour le Premier Dimanche après la Pentecôte 1980
La Sainteté
Ce premier dimanche, après la Pentecôte, l’Église célèbre la
mémoire de tous les Saints, tous les Saints de l’Église, dans tous les
temps, dans tous les lieux ; de tous les saints connus ou inconnus,
glorifiés ou non glorifiés, de tous ceux « qui ont plu au Seigneur », comme il est dit dans
les prières, depuis le commencement des siècles. Mais cette grande communion des
Saints n’est pas une communion qui nous est étrangère, la communion des Saints, c’est
l’Église. Et si on voulait opérer une distinction, une division entre, d’une part, la
communion des Saints, et d’autre part, l’Église, l’Église sombrerait dans le péché, l’Église
sombrerait dans le mal. Si l’Église subsiste, si nous-mêmes nous avons une source, un
courant de vie qui passe en nous et qui nous aide constamment – pas seulement à nous
améliorer, mais à dépasser nos propres forces, à dépasser notre condition humaine –,
c’est parce qu’il y a ce courant de Sainteté, qui est avant tout le courant de la Vie Divine,
le souffle de l’Esprit Saint qui passe à travers les poumons, le coeur, la vie des hommes. Il
y a ainsi toute une humanité qui est en marche, en recherche, en quête, qui est en
souffrance de Dieu. Et cette souffrance, cette quête, cette marche, nous sommes tous
entraînés dedans, nous sommes tous solidaires les uns des autres, dans un salut unique.
Et nous sommes tellement solidaires que nous ne pouvons pas concevoir, nous ne
savons comment comprendre ce grand mystère qui est aussi le mystère du choix, de la
liberté de l’être humain, du fait que nous puissions, les uns ou les autres, dire « oui » ou
dire « non ». Et alors il y a comme un grand fossé, un grand précipice entre les uns et les
autres, comme le dit Abraham, dans la parabole du mauvais riche et de Lazare.
Je voudrais surtout insister aujourd’hui sur cette condition humaine, unique, globale,
totale. Si nous nous demandions en quoi consiste notre unité humaine, notre situation
commune, bien souvent nous dirions : c’est que nous sommes tous dans la souffrance,
dans le mal, dans le péché, nous sommes tous voués à la mort. Bien sûr, cela est vrai.
Nous sommes tous, comme il est dit dans les Écritures, « enfermés dans le péché ». Il y a
ainsi une servitude qui pèse sur nous, et qui nous empêche véritablement de nous
AU SERVICE DES ORTHODOXES DE LANGUE FRANÇAISE
FEUILLET DE ST SYMÉON
N°242 DIMANCHE DE TOUS LES SAINTS COMPLÉMENT 2024
élever, et de lever les yeux vers notre Patrie céleste. Mais il y a aussi une autre condition
humaine, qui est notre véritable condition, qui est celle de notre dépendance, de notre
appartenance à une patrie unique, qui est celle de nos véritables racines, pas seulement
terrestres, mais célestes, qui est celle de notre citoyenneté commune, non pas seulement
de la cité d’ici-bas, mais de la Cité future, de la Cité divine, du Royaume de Dieu, ce
Royaume de Dieu qui est déjà implanté en nous en racine, en germe, et qui ne désire que
se développer, comme la graine ne veut que se développer et devenir une plante, un
arbre qui donne des fleurs et des fruits, et qui ainsi protège ceux qui sont dedans. Ce
Royaume de Dieu, il veut grandir en nous, et nous sommes créés pour cela, pour être
dans ce Royaume, et pour que le Royaume soit en nous, pour être dans le Christ, et que
le Christ soit en nous, pour être dans l’Esprit Saint, et que l’Esprit Saint soit et vive en
nous en plénitude.
C’est ainsi notre marche depuis le premier instant de notre existence jusqu’à sa fin :
c’est une marche vers le Royaume, une marche vers la Sainteté, une marche vers la Vie et
la plénitude de Vie en Christ, dans l’Esprit Saint, dans la maison du père, c’est-à-dire que
nous sommes incorporés à la maison, au Royaume de la Divine Trinité. Et dans ce
chemin, les baptêmes dont nous avons été non seulement témoins, mais participants
aujourd’hui, ces baptêmes sont vraiment la porte qui s’ouvre vers la vie nouvelle, dans le
Royaume trinitaire, un Royaume trinitaire, qui n’est pas loin, qui n’est pas simplement
quelque part très haut dans le ciel, tellement haut que les astronautes eux-mêmes ne
peuvent pas le découvrir. Ce Royaume trinitaire, qui est à la fois incommensurablement
éloigné de toutes nos capacités humaines de connaissance et de parole, mais qui est en
même temps incommensurablement, intimement proche de nous, parce que ce
Royaume nous saisit, nous transforme, nous rend nous-mêmes concitoyens de la
divinité. Je voudrais dire dans cette prédication sur la sainteté – car il s’agit de cela – que
le but du baptême, ce n’est pas simplement comment mener « une vie chrétienne », ce
n’est pas s’organiser dans la vie en mettant, en donnant une toute petite place, un petit
coin de notre coeur à Dieu le dimanche matin, ou le soir ou le matin dans notre prière,
mais c’est vraiment s’ouvrir à ces fleuves d’eau vive, à ce courant fulgurant de Feu qui ne
veut qu’une seule chose, nous embraser, comme le dit Jésus dans l’Évangile de Luc au
chapitre 12 : « Je suis venu jeter le feu sur la terre, et je ne désire qu’une seule chose, c’est
que ce feu s’embrase », que la terre elle-même s’embrase, cette terre elle-même qui doit
s’embraser ; et toute la prière de Jésus tend vers cela : c’est la terre intérieure, la terre de
notre propre coeur qui doit devenir fertile et riche, qui doit être pour cela purifiée de
tout le mal qui est en elle.
Je voudrais aussi vous rappeler une prière qui a été lue ce matin au baptême et à
laquelle nous ne prêtons généralement pas beaucoup d’attention, et qui me semble très
importante : c’est la prière d’imposition du nom. Vous savez que nous recevons ce
rythme de l’imposition du nom, du judaïsme même. Et dans le judaïsme, quand un enfant
était né, on faisait toutes les cérémonies nécessaires et on lui imposait le nom. Et Jésus
lui-même s’est soumis à cette règle, à tous les rites de réception d’un enfant dans la
famille d’Israël, et il a reçu un nom. Ce que je tiens à vous dire, c’est que cette imposition
du nom n’est pas seulement, n’est plus seulement pour nous, une simple survivance du
judaïsme, par le fait même que Jésus a reçu Son Nom unique, devant qui, selon saint
Paul, « ploie les genoux, toute force au ciel, sur la terre et dans les enfers ». Le Nom de
Jésus, le Nom de Seigneur, le Kyrios des Évangiles et des Épîtres, ce nom nouveau, le
Nom de Jésus que nul ne peut prononcer sinon dans l’Esprit Saint, comme le dit Saint
Paul, ce Nom de Jésus qui a été révélé à Marie par l’Archange Gabriel à l’Annonciation,
qui a été révélé à Joseph dans son sommeil par l’Ange à Bethléem, ce Nom de Jésus, il est
donné et transmis par celui qui accomplit les rites de la Loi, les rites de l’incorporation
au peuple. Et Jésus reçut par une voix, par une parole humaine, ce Nom indivisible, le
Nom de Jésus, le Nom du Seigneur.
Par conséquent, lorsque nous donnons à nos enfants, aux petits, aux adultes, le nom
de baptême, ce n’est pas simplement le nom de Pierre, d’Éléonore ou de Marina, de
Jacques ou de Jean, que nous donnons, mais c’est surtout et essentiellement le Nom de
Jésus lui-même, qui est déposé, qui est inscrit dans le coeur en lettres indélébiles, et que
désormais plus rien ne peut et ne doit effacer. Ce Nom indélébile, Il est caché dans le
coeur de l’homme, mais il doit devenir peu à peu une écriture rayonnante, une écriture
lumineuse. Le Nom signifiant la présence, le Nom révélant le visage, c’est le Visage de
Jésus qui doit luire, qui doit rayonner, qui doit ainsi grandir et se superposer à notre
propre visage, jusqu’à ce qu’Il coïncide avec notre propre nom. Et cela signifie alors,
dans notre destinée humaine, que nous sommes à la fois appelés à nous effacer
totalement devant le Nom de Jésus qui occupe toute la place, devant la présence de Jésus
qui occupe tout notre être. Et en même temps, dans ce Nom de Jésus, dans sa présence et
dans son visage, c’est notre personnalité la plus profonde, la plus unique, la plus
particulière, la plus précieuse, qui s’affirme, qui se révèle, et qui trouve sa vérité pour
l’éternité.
Voilà donc le chemin de Sainteté : à la fois s’effacer devant le Nom de Jésus, devant sa
présence, pour que « ce ne soit plus moi qui vive, mais Lui qui vive en moi », comme le
dit Saint Paul. Et en même temps, nous savons que lorsque Jésus vit en nous, nous ne
sommes pas aliénés, dépersonnalisés, nous sommes pleinement en vérité, en joie et en
plénitude, nous sommes « nous-mêmes », non pas un moi clos, resserré sur lui-même et
égocentrique, mais un moi qui veut s’ouvrir à la communion et à l’amour avec tous les
hommes. Voilà le sens de cette prière, et c’est par elle que je voudrais terminer cette
prédication :
« Seigneur notre Dieu, nous te prions et nous te demandons que la lumière de ta face
brille sur tes servantes – Éléonore et Marina pour qui nous avons prié ce matin –, et que
la Croix de ton Fils unique soit imprimée dans leur coeur et dans leur pensée, afin
qu’elles fuient la vanité du monde et tout mauvais dessin de l’ennemi, et qu’elles soient
fidèles à tes préceptes. Accorde-leur, Seigneur, que ton Nom qui est Saint demeure sur
elles, sans être renié jamais, qu’au temps marqué, elles soient agrégées à ta Sainte Église,
qu’elles soient rendues parfaites par les redoutables mystères de ton Christ – le
baptême, la confirmation et l’Eucharistie, qui scellera la présence du Nom de Jésus dans
le coeur du nouveau baptisé – afin qu’après avoir vécu selon tes préceptes, et gardé
intact ton sceau, elles reçoivent la récompense de tes élus, en ton Royaume, par la grâce
et l’amour pour les hommes de ton Fils unique, avec lequel Tu es béni, ainsi que ton très
Saint, bon et vivifiant Esprit, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles.
Amen.